Pour la première fois, Béatrice Picard évoque son arrêt cardiaque
En me rendant chez Béatrice Picard, je repensais au 18 décembre dernier. Ce jour-là, la grande dame était à mes côtés quand son cœur, qui l’a si bien servie pendant tant d’années, a menacé de la lâcher si elle s’entêtait à faire comme si elle avait 20 ans. C’est vous dire à quel point Béatrice Picard est une machine de vie qui n’a jamais cessé de carburer à fond, comme si l’usure n’avait aucun effet sur elle.
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C’était le 18 décembre 2021, jour de notre dernière répétition de Huit femmes, de Robert Thomas, avant le congé des fêtes. Vers 15 h 30 environ, alors que je me tenais à côté du fauteuil roulant dans lequel Béatrice se trouvait pour son rôle, je l’ai soudain vue rouler de l’œil et dire dans un souffle à peine audible: «Je ne vais pas bien, je me sens si faible!» Redoutant le pire, nous étions tous en état de choc pendant que Béatrice, toujours aussi digne, tentait de nous faire croire qu’elle allait rebondir sous peu. Mais elle n’a pas rebondi comme elle l’espérait. Seule la science médicale pouvait remédier à ce qui la minait, si bien qu’elle a dû renoncer à jouer dans la pièce.
Béatrice, tu es si resplendissante en comparaison de notre dernier après-midi ensemble, où tu as eu des problèmes cardiaques! Tu me donnes envie de remonter dans ta jeunesse pour savoir d’où te viennent ta détermination et ta soif de vivre.
J’étais une enfant insouciante. Je suis née au coin des rues Fabre et Rachel, près du parc La Fontaine, et je suis celle du milieu d’une famille de trois filles: Anita, Béatrice et Claire.
As-tu eu une enfance heureuse?
Très heureuse, car tu sais, quand tu ne connais pas ce que c’est que d’avoir plus, tu n’en désires pas plus! Et ta question me rappelle un souvenir.
Aux fêtes, on avait droit à un bas de Noël que mes parents remplissaient avec un jouet, quelques fruits et, au fond, un morceau de charbon. Ils nous expliquaient que le contenu du bas représentait leurs remerciements pour les bons coups que nous avions faits dans l’année, mais que le morceau de charbon était là pour rappeler nos erreurs, afin qu’on ne les reproduise plus.
On dit souvent que l’enfant du milieu d’une famille est l’enfant oublié. Est-ce ton cas?
Pas moi, non. Avec les trois ans de différence entre chacune de nous, quand je voulais me raccrocher à mon enfance, je me rapprochais de la plus jeune, et je faisais pareil avec la plus vieille quand je souhaitais qu’on me prenne pour une grande. C’est seulement à l’adolescence que ça s’est gâté.
Pourquoi?
Comme ma sœur aînée avait des ressemblances avec Ingrid Bergman, que la cadette était aussi très belle et que moi, je souffrais d’acné et j’étais trop grande pour mon âge, j’ai développé une grande timidité. Le seul bon côté à l’affaire, c’est que, cherchant une façon différente de me valoriser, j’ai décidé de faire mon cours classique pour m'exprimer à travers mes connaissance. Mon but était de devenir avocate.
Tu n'es pas devenue avocate, alors que s'est-il passé pour que tu changes de voie?
Un jour, ma mère m'a prise par la main en me disant: «Viens, je vais te montrer quelque chose.» Elle m'a emmenée devant un grand miroir et m'a dit: «Regarde-toi! Tu ne te trouves pas belle, mais c'est parce que tu es incapable de sourire. Tu es coincée par ce que tu n'aimes pas de toi et tu as décidé de te fermer aux autres.» Durant cet exercice, je me suis mise à grimacer et elle m'a forcée à faire de vrais sourires pour voir combien ça changeait ma physionomie. Il y a eu une telle complicité entre elle et moi ce jour-là que ça a changé ma vie. Après, il n'y avait plus un seule photo de moi où je ne sourais pas.
Comment s'est effectué le passage de ton projet d'études de droit vers le théâtre?
Ça s'est fait de façon particulière. Après ma première année de philo, j'avais été choisie pour faire partie d'un groupe de six Canadiennes qui partaient en Europe. Ce ne fut pas simple de convaincre mes parents de me laisser partir, mais devant mon insistance, ils ont cédé. Une fois rendue là-bas, notre groupe s'est retrouvé seul dans un patelin de l'Aisne, en France, car les autres candidates ne se sont jamais présentées. J'ai décidé de monter à Paris et d'y rester pour l'année que devait durer le voyage. Je me suis loué un petit appartement et je suis partie à la découverte de l'art. C'était le voyage le plus merveilleux que je pouvais faire. Ma vie s'est déroulée de façon à ce que l'envie de jouer germe.
C’est au retour que tu as annoncé à tes parents que tu renonçais aux études de droit pour devenir comédienne?
Oui, et ça n’a pas été simple, car ils ont exigé que je termine au moins ma deuxième année de philo pour obtenir mon bac. Ce que j’ai fait, avant de commencer à jouer avec l’équipe du Studio Quinze, dans La maison de Bernarda. Je jouais la fille qui boite, comme boiterait plus tard Angélina Desmarais dans Le Survenant, rôle que j’ai failli ne pas interpréter à la télé... Le réalisateur me voyait plus dans celui de la maîtresse d’école, parce que j’étais très directe.
Ça t’a nui de dire franchement les choses comme tu l’as toujours fait?
J’ai souvent eu à me battre pour obtenir ce que je voulais. Dans la vie, mais surtout dans le métier. Ce qui fait que j’ai développé cet art d’argumenter qui, malheureusement, ne plaît pas à tout le monde. Mais ça ne m’a pas empêchée de beaucoup jouer. Je prenais tout ce qui passait, car je savais que je devais me former au maximum, vu qu’on m’avait prédit qu’à cause de mon emploi, je n’allais jouer les grands rôles qu’une fois rendue dans la quarantaine.
C’est dur de se faire dire ça à 20 ans?
Ç’a été terrible, mais loin d’être totalement destructeur. Ça m’a permis de naviguer entre la radio, le théâtre et la télé. Même le père de mes enfants trouvait que je faisais un peu trop de tout dans le métier. Mais je savais pourquoi et j’ai tenu bon jusqu’à 40 ans, quand ma carrière a éclaté, alors que je venais de mettre au monde mon quatrième enfant.
Ça ne s’est plus jamais arrêté ensuite?
Plus jamais, si ce n’est qu’on m’a boudée un peu dans certaines hautes sphères quand je suis allée jouer dans Cré Basile au Canal 10. On a pris du recul par rapport à moi, jusqu’à ce que le succès phénoménal de l’émission fasse taire les mauvaises langues.
Tu as eu quatre garçons, ce qui était beaucoup pour une femme qui fait carrière, surtout à une époque où la société ne facilitait pas la vie des mères.
Tu sais, quand tu aimes l’homme avec qui tu es, et qu’en plus tu aimes les enfants, qui sont le prolongement de ton couple, avoir une famille, c’est quelque chose qui va de soi.
Ça demande quand même un bon sens de l’organisation.
Je l’ai toujours eu. Un jour, je me suis fait dire par une femme que la présence de leur mère devait manquer à mes enfants, vu mes horaires de fou. Je lui ai alors répondu: «Moi, madame, à défaut de donner de la quantité de temps à mes enfants, je leur donne du temps de qualité!»
Comment as-tu vécu le choc cardiaque qui t’a obligée à décliner le rôle que tu devais jouer dans Huit femmes?
Encore aujourd’hui, j’ai un gros pincement au cœur quand j’y pense. Je ne réalisais pas à quel point mon cœur était abîmé. Il a fallu que je me rende au bout de mes forces, ce qui a même provoqué un arrêt cardiaque de neuf secondes, pour qu’on procède à la pose d’un pacemaker. Je m’en allais et je ne le réalisais même pas. Mais, envers et contre tout, je vois de nouveau mon verre à moitié plein.
Tu es une force de la nature, Béatrice!
Je vais te dire un secret: ma mère est morte quelques mois avant ses 93 ans. Ma sœur Anita est morte à 93 ans. Je craignais mon passage à cet âge. Mais après la pose de mon pacemaker, le cardiologue m’a dit: «Maintenant, vous êtes bonne jusqu’à 100 ans!»
Nous nous sommes quittées sur un grand éclat de rire de Béatrice, qui se rendait au Salon des aînés de Saint-Jérôme, dont elle est la porte-parole. Décidément, rien ne l’arrête!